Début 2013, Rem Koolhaas doit installer une antenne à Paris de son agence Office for Metropolitan Architecture (OMA).
Pourquoi?
Nous sortons de 25 ans d’incompréhension entre Rem et la France. Il s’agit de réinstaurer un climat de confiance. Après tant
d’années de colère et de tristesse, l’amertume se dissipe peu à peu. Les projets commencent à se concrétiser. Depuis sa création en 1975, OMA a travaillé _sans succès_ sur 45 projets en
France, dont le Parc de la Villette, la BNF, les Halles, des tours à la Défense… Trois seulement ont abouti. On veut poursuivre sur cette lancée, construire davantage en France, renouer le
dialogue. Pour cela, il est nécessaire d’avoir une antenne à Paris. On l’ouvrira certainement en février-mars, près de la gare du Nord. Pas un bureau traditionnel, plutôt un espace modulable,
avec des équipes plus ou moins nombreuses selon les projets à développer.
Comment expliquez-vous cette mésentente avec la France?
Rem a été mal interprété quand il a manié le concept de "fuck the context". Il y a eu beaucoup de détracteurs en France, qui l’ont
décrit comme un architecte ostentatoire, détaché de la réalité, niant le contexte. C’est exactement le contraire. Il voulait seulement dire que la très grande échelle crée son propre
contexte. Cela a contribué à cette relation conflictuelle avec la France.
Le projet Eurallile _le quartier d’affaires de Lille_ a aussi été mal accueilli…
Eurallile nous a fait mal. Ce mastodonte n’a pas été compris tout de suite… jusqu’à ce qu’il génère de l’argent grâce à son
développement économique. Il a su créer son propre contexte par son échelle, ses grandes dimensions.
La hache de guerre est-elle aujourd’hui complètement enterrée?
Absolument. L’antenne d’OMA qui va ouvrir à Paris symbolise cette réconciliation avec la France. C’est une prise en considération
des retours positifs qu’on reçoit actuellement, de la part des politiques, des décideurs, des gens qui pensent la ville en France… On a gagné le concours de l’Ecole Centrale Paris-Saclay, qui
ouvrira ses portes à la rentrée 2016. On construit en ce moment la bibliothèque à Caen, le parc des expositions à Toulouse… Je travaille aussi sur un projet de 50.000 logements à Bordeaux. On
a désormais un discours beaucoup plus français qu’avant. Je suis là pour faire le lien entre Rem et la France, être le médiateur de sa pensée avec les réalités françaises.
Rem Koolhaas pense-t-il que Paris est à la traîne en matière d’architecture contemporaine?
Cette ville s’embourgeoise, avec des prix de l’immobilier sans cesse à la hausse, et a tendance à vouloir se protéger de la
création. Paris s’enferme dans sa bulle, prisonnière de ses qualités et de son histoire, cristallisée par Haussmann, qui a produit un modèle générique de la ville. Heureusement, il y a des
îles de modernité comme Saclay ou la Défense. Le Grand Paris permet de se poser certaines questions : doit-on préserver tout Paris ou doit-on identifier des secteurs ouverts à la
modernité ? Les Anglo-saxons et les Nordiques sont plus malléables à l’idée qu’on peut détruire pour reconstruire. Il ne s’agit pas de tout raser, mais cesser d’être nostalgique.
Vous pensez donc que Paris se muséifie…
On voit bien la différence entre le centre Pompidou, cet énorme vaisseau novateur pour l’art construit dans les années 1970, et la
Canopée des Halles, qui s’abaisse et apparaît très peu lisible. Ce n’est pas une critique, mais la constatation que l’architecture à Paris est aujourd’hui piégée par l’histoire. Il faudrait
des actes politiques forts pour régénérer la modernité à Paris.
Faut-il construire des tours à Paris?
La tour Montparnasse a fait beaucoup de mal. En même temps, elle est un signal, un repère dans Paris. Il y a des alternatives à la
verticalité, avec des projets plus compacts et plus proches du sol. Mais forcément, à un moment donné, la tour doit apparaître. Le plafonnement crée un niveau de frustration. Une ville est
belle par le fait que ses monuments s’expriment. Réinstaurer des éléments lisibles dans la verticalité permettrait d’identifier des territoires, comme le Sacré-Cœur à Montmartre.
«On ne voulait pas se perdre dans un travail inutile»
Rem Koolhaas rêve-t-il de bâtir un projet emblématique dans Paris?
Il ressent une sorte de frustration, c’est un sujet qui revient assez souvent. Il aimerait appliquer à Paris la théorie qu’il porte
en lui. Récemment, on a fait un petit restaurant, Le Dauphin, avenue Parmentier (11e). Mais il ne dépasse pas 80 m². C’est la première réalisation d’OMA à Paris… alors qu’on a des
projets, parfois de 550.000 m², partout dans le monde. Cela montre toute la difficulté qu’il y a à entrer dans Paris intra-muros. Aujourd’hui, on travaille sur Saclay : petit à petit, on
se rapproche…
Il a été sollicité pour réfléchir à l’avenir du Grand Paris, avec une dizaine d’autres grands noms de l’architecture.
Pourquoi a-t-il refusé?
On ne voulait pas se perdre dans un travail inutile qui risquait de se terminer en un plan de communication destiné à rester dans
les cartons. On a préféré se concentrer sur de vrais sujets concrets comme la Défense ou Saclay.
Pouvez-vous résumer le projet de l’Ecole Centrale Paris-Saclay?
Il s’agit d’imaginer une grande école [80.000 m², 3.000 étudiants, 300 doctorants, 250 enseignants-chercheurs], capable de générer
de la ville sur un territoire aujourd’hui agricole. On a essayé d’affranchir les frontières entre le bâtiment et le cluster. On a utilisé le même vocabulaire, la même grammaire que la ville,
c’est-à-dire des places, des rues, des corridors, des espaces privés, semi-privés, collectifs… Le but est de favoriser les rencontres, les échanges de connaissances. C’est un projet à la fois
pédagogique, architectural et urbain.
Ce projet a-t-il été pensé comme une pièce maîtresse du Grand Paris?
Non, mais il est dépendant du métro qui doit connecter Paris à Saclay. La réussite de notre projet est suspendue à cette question
politique. L’incertitude sur le tracé de la future ligne de métro peut être néfaste à notre projet, sans pour autant le remettre en cause. Car on peut imaginer des remèdes, par exemple des
navettes ou un tramway.
En quoi ce projet est-il signé Rem Koolhaas?
Ce projet est signé OMA. Notre agence regroupe de nombreux d’architectes de cultures très diverses. C’est une structure collective,
horizontale et coopérative. Il n’y a pas une signature d’un chef. Rem Koolhaas porte ce projet, bien sûr, parce qu’il est important et fédérateur. Mais il ne veut pas de la starification
autour de sa personne.
Qu’est-ce qui caractérise l’architecture de Rem Koolhaas?
C’est une non-architecture, c’est-à-dire qu’elle utilise des éléments annexes à l’architecture pour redéfinir l’architecture. Elle
se nourrit des cultures, des politiques, des artistes, des sociologues, des anthropologues, des démographes… Le "patron" impulse un mode de pensée. Mais il n’impose pas une architecture
codifiée, formelle ou caractérisable. OMA est une machine à réfléchir différemment.