Les travaux de rénovation de la gare Saint-Lazare, qui semblaient interminables, sont à peu près achevés. Je visite l’endroit en essayant de me souvenir de ce qui s’y trouvait avant, de ce qui y a changé, mais c’est assez difficile, non seulement parce que j’ai une mauvaise mémoire mais aussi parce que le remodelage d’un lieu fait oublier ce qu’il a été : on s’adapte rapidement au nouvel environnement jusqu’à chasser presque tout souvenir de l’ancien. Je remarque personnellement que c’est en rêve qu’il peut m’arriver de retrouver des lieux qui n’existent plus. (Article prélevé sur "le dernier blog")
Sans surprise, la galerie des marchands ou la salle des pas perdus sont à présent beaucoup plus lumineuses et (c’est un minimum) plus propres qu’autrefois. Les accès au métro ne se font plus à la
sortie des quais, droit au but, mais depuis des séries d’escalators orientés dans la longueur de la salle des pas perdus, qui forcent le voyageur pressé à faire des détours latéraux apparemment
sans logique. Cette nouvelle disposition des accès ne fluidifie pas tellement la circulation, au contraire, mais libère une surface importante, autrefois encombrée par de grands escaliers, pour
la galerie des marchands, qui est devenue un véritable centre commercial. La masse n’est plus vomie depuis le train vers le métro, elle est forcée d’effectuer au compte-gouttes (sauf valises
encombrantes, deux personnes peuvent tenir dans la largeur d’un escalator) tout un trajet qui rappelle un jeu de billes dont on aurait planifié la circulation dans le but de la ralentir plutôt
que de la rendre efficace. Je soupçonne les détours imposés par le circuit des escalators de servir, aussi, à imposer aux voyageurs de passer devant un maximum d’enseignes lors de son accès
vers les couloirs du métro.
Et des enseignes, il y en a, et ce ne sont plus du tout les enseignes historiques. L’impayable Snack Saint-Lazare où l’on engloutissait son croque-monsieur en vitesse s’est par exemple
transformé en Tazio-Soi-Beaudevin un « restaurant du monde » (marque déposée) : cuisine italienne, cuisine asiatique et cuisine française, qui appartient en fait à une seule
société, Autogrill. L’autre brasserie est devenue un Starbucks Coffee (et on trouve un autre Starbucks deux étages plus bas). Les enseignes « pains à la ligne »
(toujours Autogrill) et « la croissanterie » remplacent la boulangerie-pâtisserie familiale qui affichait fièrement sa présence dans la gare depuis les années 1930.
À l’exception d’une cordonnerie, les boutiques pittoresques — bricolage, jouets — ont été remplacées par des enseignes multinationales du vêtement, de l’alimentation, des accessoires, des loisirs. Le bureau de poste a disparu, mais on trouve à présent des automates bancaires BNP Paribas partout. Le salon de coiffure Joffo, institution très locale (les salons du coiffeur et écrivain Joseph Joffo sont situés dans un périmètre plutôt serré autour de la gare Saint-Lazare), est remplacé par des salons de beauté de sociétés internationales. Les franchises sont en tout cas devenues la règle, et la plupart appartiennent à des groupes de centaines ou de milliers de boutiques dans le monde : Lacoste, Esprit, Muji, Promod, etc. En face de la gare Saint-Lazare, passage du Havre, on trouve les mêmes boutiques, ou des boutiques appartenant aux mêmes groupes, ou parfois, avec une fausse apparence d’abondance, des marques différentes détenues par les mêmes groupes. En fait, un assez petit nombre de marques et de groupes d’investissement se partage toute une zone et en fait peu à peu fuir les commerces indépendants, que j’imagine incapables de résister à l’augmentation des loyers au moment des renouvellements de baux commerciaux — c’est cette raison qui a été annoncée pour la fermeture de nombreux commerces historiques en tout cas. Il y a vingt ans on trouvait dans le quartier des Saint-Lazare plusieurs excellents disquaires et plusieurs véritables librairies, remplacés à présent par une Fnac et un Virgin, où on vend surtout ce qui se vend déjà, à savoir les produits culturels soutenus par un marketing d’enfer. On a l’impression d’assister à une partie de jeu de stratégie où l’important n’est pas tant d’avoir une boutique qui a du succès que d’occuper la place pour empêcher d’autres d’exister, et surtout, pour se débarrasser définitivement des boutiques familiales, économiquement négligeable mais dont le fonctionnement échappe aux règles communes aux enseignes internationales qui, en apparence, sont concurrentes, mais qui s’entendent généralement bien lorsqu’il s’agit de se racheter les unes et les autres, ou d’avoir des actionnaires en commun. L’ensemble est géré par Ségécé, du groupe Klépierre, énorme société d’investissement immobilier contrôlée à 50% par BNP Paribas, si j’ai bien suivi.
Le monument aux morts devant lequel j’avais l’habitude de donner rendez-vous me semble avoir rapetissé — mais peut-être ma mémoire de ses dimensions me joue-t-elle des tours, ce qui serait
assez ironique pour un lieu dédié au souvenir — et a été déplacé, occupant à présent le dernier pilier en front de quai sur lequel il n’y a pas de panneau Numériflash.
L’endroit où il se situait autrefois est devenu un Monoprix. En face de ce Monoprix, mais deux niveaux plus bas, on trouve un « Carefour city marché » : deux supérettes, donc. J’ai
tenté de compter les panneaux Numériflash de la gare : il y en a plus de soixante-dix, et on sent qu’il a sans doute été difficile de tous les caser tant ils donnent une impression
d’encombrement. Il y en a même sur les cabines photomaton. Les kiosques Relay1 ont aussi, dans leurs vitrines, des
écrans publicitaires.
En voyant tous ces écrans, je ne suis pas seulement embêté par leur agressivité lumineuse, je pense à deux choses. La première, c’est ce qu’ils remplacent : je me rappelle d’un grand nombre de
fontaines publiques, notamment, mais aussi de panneaux ou de vitrines publicitaires permanentes pour des petits commerces ou des artisans. Par exemple une petite vitrine montrant les réalisations
d’un réparateur de meubles situé à deux rues de là, avec un petit plan, ou d’un réparateur d’instruments de musique. En consultant les tarifs de Metrobus pour les panneaux Numériflash, on constate que leur modèle économique n’est viable que pour de très gros budgets publicitaires. Par exemple dans le
métro, il faut réserver 50 afficheurs au minimum pendant une semaine, ou tous les afficheurs du réseau pour une journée, pour des dizaines de milliers d’euros au minimum, auxquels s’ajoutent
chaque fois des milliers d’euros de frais de mise en route.
La seconde chose qui me chagrine, c’est la facture énergétique. En effet, une affiche ne dépense pas d’électricité, tandis que soixante-dix écrans de 160 x 90 cm consommant quelque chose comme 800 ou 1000 watts, associés au système informatique qui les fait tourner et qui consomme aussi du courant, ça doit faire une belle facture annuelle d’électricité. Tous les horaires des trains sont aussi, à présent, des écrans allumés en permanence : il n’existe plus d’écran mécanique qui ne consommait d’électricité qu’au moment où il changeait d’état. On peut penser que la France aura du mal à sortir de sa dépendance à l’énergie nucléaire, mais si elle se couvre d’écrans plus ou moins inutiles2, ce n’est pas près de s’arranger.
En tout cas, les écrans Numériflash doivent être rentables, car la société Publicis, qui possède les deux tiers de Metrobus, se porte particulièrement bien : Élisabeth Badinter, qui possède 10% du groupe Publicis (fondé par son père Marcel Bleustein-Blanchet), vient d’entrer dans le classement Forbes de plus grandes fortunes du monde (vers la 400e place), ce qui est assez inhabituel dans le petit monde des philosophes dix-huitiémistes3 et quand à Maurice Lévy, le PDG de Publicis, on a pu voir cette semaine ses employés pétitionner « sur la base du volontariat » pour que leur patron perçoive une prime de seize millions d’euros, malgré le contexte de crise qui rend ce genre de somme indécente.
Au sujet de ce bonus de seize millions d’euros, je dois dire que je suis assez indifférent, je me moque qu’il y ait des gens très riches sur terre, je suis plus embêté en pensant qu’il y a des gens qui n’ont rien, mais dans l’émission Ce soir ou jamais de mardi dernier, j’ai été un peu choqué par les propos d’un dénommé Mathieu Laine, juriste et philosophe du libéralisme, pour qui Maurice Lévy méritait absolument ses revenus, et qui a répondu « oui oui » lorsqu’un invité lui a demandé si celui qui gagne seize millions d’euros vaut seize mille fois celui qui ne gagne que le Smic. Cet ahuri est typique de la pensée libérale qui suppose qu’une personne riche fait vivre des centaines de personnes moins riches (c’est souvent vrai, et c’est une grosse responsabilité que de piloter une entreprise, mais il est aussi vrai qu’il faut des pauvres pour faire des riches, enfin passons), qui nie les observations sociologiques — qui démontrent qu’un bon héritage, un sens de l’intrigue, une absence de morale ou quelques coups de chance extraordinaires font plus pour une carrière que le mérite ou le talent4 —, et pire que tout, qui place la valeur de chacun sur une échelle numérique pseudo-objective, celle de l’argent. Or tout le monde n’a pas forcément les mêmes ambitions : si chacun a besoin d’un peu de confort, beaucoup de gens ne sauraient pas vraiment quoi faire de seize millions d’euros, ou d’un milliard. Et est-ce normal qu’une personne ait vingt maisons qu’il n’habite pas quand d’autres personnes souffrent pour se loger ? Les enthousiastes de l’ultra-libéralisme économique qui considèrent le capitalisme sans frein comme quelque chose de « naturel » oublient que la jungle n’est justement pas « la loi de la jungle » : aucun animal ne réclame pour lui-même un territoire plus grand que ses besoins ni n’accumule de la nourriture (ou quoi que ce soit d’autre) pour ne rien en faire qu’en priver les autres. Aucun animal n’exploite ses semblables en s’accaparant exclusivement le fruit du travail de ceux qu’il dirige, ou du moins, ce genre de choses n’existe que selon des règles précises propres à chaque espèce.
Je peux être admiratif d’un entrepreneur qui change nos vies avec une secteur industriel, un modèle commercial, mais j’ai plus de mal à admirer un publicitaire, qui agit plutôt en parasite qu’autre chose, et je remarque aussi que les grandes fortunes sont avant tout employées à se maintenir, à s’auto-entretenir, à occuper la place tout comme les enseignes citées plus haut font tout pour empêcher les petits poissons d’exister parmi les gros. Et ce n’est pas tout, je crois en fait que les gens les plus utiles au fonctionnement de la société, utiles au sens où l’on ne saurait s’en passer, ce sont justement ceux qui sont le plus mal rémunérés. Que Maurice Lévy se mette en grève pendant un an, et personne ne s’en rendra compte. On remarquera plus rapidement la disparition de la personne qui nettoie ses toilettes, qui ramasse ses poubelles, qui rétablit le courant électrique pendant une tempête ou qui affronte les fuites d’eau radioactive des centrales nucléaires qui alimentent ses écrans publicitaires. Mais c’est justement parce que ces personnes sont utiles qu’elles sont mal payées5 et brimées : il ne faut pas qu’elles aient le loisir de réfléchir à leur condition, et rien de mieux que l’état de survie pour ne pas être capable de réfléchir.
Tout ça a un rapport. La SNCF a été un grand service public, comme EDF ou La Poste, et les Français ont investi dedans pendant des décennies. Aujourd’hui, sous prétexte de fluidité économique ou de respect des normes de concurrence européenne ou mondiale, elle leur est confisquée, ses bénéfices deviennent discrètement privés par le biais de montages et de contrats dont l’intérêt du public semble être le dernier souci. Je me demande aussi combien d’emplois de guichetiers ont été supprimés avec le réaménagement de la gare et la multiplication des automates6. Ce pays change beaucoup, et il me semble que le réaménagement de la gare Saint-Lazare le laisse assez bien paraître.
Sans surprise, ils ralentissent considérablement la circulation des voyageurs, de par leur orientation sans grande logique, et bien sûr, de par leur étroitesse, puisqu’un escalator accueille environ une personne et demie dans sa largeur et qu’ils sont rapidement encombrés.
Je suppose que le contrat avec Metrobus impliquait le placement d’un nombre précis de panneaux Numériflash, parce que ces derniers sont parfois posés n’importe comment, par exemple sur les cabines de Photomaton et les distributeurs Selecta.
J’ai eu, pour finir, une grosse surprise en découvrant qu’une des sorties historiques de la gare Saint-Lazare avait disparu. La sortie qui permettait de sortir directement sur la rue d’Amsterdam par un escalier a été purement et simplement supprimée.
Je n’ai pas de photographie qui montre l’endroit tel qu’il était auparavant, mais à présent, pour sortir de ce côté-là, il est obligatoire de passer par la galerie marchande.
C’était pourtant un excellent accès pour atteindre rapidement les voies grandes lignes depuis les couloirs du métro et depuis la rue.
L’image ci-dessus, prise sur Google Street View, montre la sortie Cour du Havre (source Street View) au début des travaux. Ainsi qu’on peut le voir sur l’instantané, cet accès était très employé.
- Les Relay sont les descendants directs des kiosques Hachette, en contrat de quasi-monopole avec la SNCF depuis plus de cent-cinquante ans. On trouve aussi des librairies Payot dans certaines gares, mais celles-ci appartiennent aussi au groupe Lagardère.
- N’oublions pas tous les écrans d’information que l’on n’a pas le courage d’éteindre même lorsqu’ils n’ont rien à dire et sur lesquels est juste écrit « ce dispositif est momentanément hors service » ou « les employés de ligne 14 vous souhaitent une bonne journé ».
- Élisabeth Badinter a écrit un livre intitulé Le Conflit : la femme, la mère, pour dire que l’allaitement naturel ramenait les femmes au foyer et (elle l’a dit dans plusieurs interviews) à l’état de guenon, mais on pourrait publier Le conflit d’interêt : Élisabeth Badinter et Publicis, si on veut bien se rappeler que Publicis a le budget Nestlé, multinationale à la philanthropie mesurée, dont je suis sûr qu’elle nous vendrait l’air que l’on respire si c’était techniquement possible et qui est en tout cas le premier bénéficiaire de toute campagne contre l’allaitement maternel.
- Je pourrais citer en exemple Serge Dassault, 96e fortune mondiale, qui a hérité de l’entreprise qu’il dirige, qui vit de l’argent public français, de la guerre, et même de la corruption (ce n’est pas moi qui le dit mais la justice belge notamment), et qui trouve que le modèle social chinois serait préférable au modèle social français… Est-ce qu’il existe une personne au monde pour imaginer que ce type a un « mérite » quelconque ?
- J’ai appris que certains métiers devenus fondamentaux dans la société actuelle — nettoyage, construction et gardiennage — sont plus que fréquemment occupés par des « sans papiers », payés sous le smic, ne cotisant ni à la sécurité sociale ni à une caisse de retraite, vivant dans la peur quotidienne de l’expulsion et employés par des sociétés fantoches qui sous-traitent à d’autres sociétés fantoches leurs services : lorsque la pression administrative devient un peu trop forte, l’employeur ferme boutique et disparaît, généralement sans payer les derniers salaires, tandis que la société bénéficiaire du service affirme ne rien savoir… La fameuse « France qui se lève tôt » est étrangère, sans papiers, et moins bien traitée que beaucoup d’animaux.
- Une employée de la SNCF me disait l’autre jour « je coûte très cher ». Parvenir à convaincre quelqu’un qui est payé un maigre salaire qu’il constitue une dépense et qu’on le rémunère presque par charité, alors qu’il fournit un travail et, bien évidemment, rapporte de l’argent et permet à la société qui l’emploie de fonctionner, voilà qui est assez diabolique.