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29 novembre 2011 2 29 /11 /novembre /2011 09:54
 

 

Anatxu Zabalbeascoa, historienne et journaliste au quotidien espagnol El Pais, propose dans les colonnes de l'édition du 10 avril 2011, à l'occasion de l'inauguration de la Cité de la Culture à Saint-Jacques de Compostelle, une longue interview avec Peter Eisenman. L'architecte s'explique, l'homme se confesse. Rares sont les moments d'une telle vérité.

 

 

Contexte
Pour accompagner l'article un encart intitulé 'La grande échelle pour être dans l'histoire' résume quelques informations essentielles :

Né à Newark (USA) en août 1932, Peter Eisenman s'est formé dans les années 50 avec une légende, Walter Gropius. Connu internationalement pour sa vision provocante et monumentaliste (la grande échelle comme il l'appelle) de l'architecture, il livre ces dix dernières années l'imposant Mémorial de l'Holocauste à Berlin et l'audacieuse et polémique Cité de la Culture.
La Cité à Saint-Jacques de Compostelle a suscité de vives critiques, son coût initial de 108 millions d'euros étant passé à plus de 400.
AZ

 

PETER EISENMAN : «L'AMBITION MAXIMALE EST TOUJOURS NECESSAIRE»
Anatxu Zabalbeascoa | El Pais

Madrid - Si la Cité de la Culture est un projet controversé en Galice, son auteur, l'Américain Peter Eisenman (Newark, New Jersey, 1932) est un homme habitué à la discorde et au rejet et qui s’alimente de deux obsessions : faire avec un langage de son temps qui, par la même, reste hors du temps. L'auteur de l’imposant mémorial de l'Holocauste à Berlin, a été, avant d’avoir posé une seule pierre, docteur en philosophie à l’université de Cambridge. «De trop savoir, ma vie en a été ruinée», dit-il.

Ce porte drapeau du déconstructivisme, qui proposait de briser le périmètre des édifices en appliquant à l’architecture des normes linguistiques, a construit en Espagne un autre bâtiment, celui de l'Université de Gandia. La veille de l'entrevue, au cours d'une conférence au Circulo de Bellas Artes de Madrid, Eisenman a affirmé que jamais il ne vivrait dans une maison dont il aurait conçu le dessin, reconnaissant préférer les choses «plus innocentes mais si simples».

02(@ChrisWiley).jpg Anatxu Zabalbeascoa : Alors, pourquoi votre architecture est si complexe ?

Peter Eisenman : Il y a une différence entre l'art et la vie. Je suis plus à l'aise dans un lieu anonyme qui ne soit pas une annonce. Je n'ai jamais voulu faire ma propre maison. Mais la complexité de mon travail est due au fait que j'ai choisi d'être architecte, architecte d'une époque, la mienne, plutôt que d’un lieu. Je me demande s’il est possible de faire en sorte que quelqu’un doute de l’époque dans laquelle il vit à cause de l’architecture. Je crois avoir réussi quelque chose de similaire avec le Monument pour l’Holocauste à Berlin. La sensation de se sentir perdu fait que d’aucuns peuvent mieux prendre conscience de l’existence. Ceci est infaisable dans une maison. Au début de ma carrière, je disais qu’il n’y aurait que des logements mais j’ai grandi. Les gammes sont aussi de la musique. Un morceau n’est pas un opéra. Ils ne peuvent pas aspirer à la même chose.

Vous vous intéressez à l’opéra ?

Seuls les projets de grande échelle peuvent se confronter aux problèmes de notre temps. J’ai eu la chance de pouvoir faire six édifices à Saint-Jacques de Compostelle qui sont comme plusieurs voix chantées en même temps. Je crois qu’il est possible que la Cité de la Culture se convertisse en une oeuvre historique. Il est important que la Galice se sente autre chose que le bout du Finistère de l’Espagne. Quand je lis les commentaires que les 35.000 personnes qui l’ont visité les trois semaines suivant l’inauguration disant que le lieu est majestueux, je sens qu’ils s'enorgueillissent et ceci faisait partie de ce qui était recherché à l’époque du concours.

Croyez-vous que la cathédrale les enorgueillit suffisamment ?

Je crois que la Cité de la Culture cherchait à être un monument séculaire en un lieu traditionnellement religieux. Des trois communautés autonomes ayant leur propre langue, la Galice n’avait pas l’industrie ni la modernité de la Catalogne ou du Pays Basque. Agricole et pauvre, il lui manque les infrastructures culturelles de ses voisins. L’idée d’assembler autant d’installations justifiait la Cité. De plus, à l’époque du concours, les conditions économiques étaient autres. La Galice a décidé d’investir dans ce projet au lieu de gaspiller l’argent. Aujourd’hui, il pourrait ne rien y avoir et ce que nous voyons est d'ailleurs fait pour demain, non pour maintenant. La région perdait sa population et comment pourrait-elle la récupérer sans infrastructures culturelles de notre époque ?

03(@PaisajesEspanoles)_B.jpgVous êtes en train de dire que la Cité ancre la Galice dans l’époque actuelle ?

Oui, elle aidera à mener la région jusqu’au présent tout en l’éloignant de la nostalgie du passé.

Vous dites que les bonnes idées ne vieillissent pas. Et la Cité ?

Ils ont pensé faire quelque chose de grand et je continue de le croire. Les gens doivent se rendre compte que le coût a changé parce que le programme a changé. De 60.000m² nous sommes passés à 150.000. La bibliothèque a dû doubler sa capacité afin de créer un espace pour un million de livres. S’ils ont les livres ? Ceci n’est pas mon affaire. Le projet a coûté 2.200 euros par m². La moitié de ce qu'a couté ceux d’Herzog & de Meuron ou Moneo.

Un architecte se demande-t-il si ce qu’il fait est nécessaire pour un lieu ?

Certains se demandent si ce que nous faisons est moral. Si c’est correct. Certains se demandent même si le travail est intéressant. Il y a, je pense, de par le monde, trop d’architecture, d'autant plus que 80% de ce que font les architectes n’est pas pertinent et n’a d’ambition ni politique ni sociale. A Milan, nous faisons une tour de logements de ce type, sa conception est adaptée à la réglementation et à l’obsession du client à exprimer des mètres carrés. Nous le faisons comme un défi pour alimenter l’agence. Mais aucun ne va penser faire de la grande architecture. Saint-Jacques n’était pas de ce type. Le mémorial de l’Holocauste non plus. Sont-ils nécessaires ? Je crois que la plus grande ambition est toujours nécessaire.

Combien de fois un architecte peut-il signer un travail qui représente son idéologie ?

Peu de fois, s'il le peut. Les composantes de l’idéologie moderne, logements et infrastructures, se sont perdus dans la spéculation. Peu s’en émeuvent et les gens préfèrent les centres commerciaux. Les jeunes d’aujourd’hui paraissent avoir perdu l’opportunité de participer à des projets qui changent le monde. Quelle est aujourd’hui la possibilité de faire une architecture de compromis social ? Un musée ? Pas même un logement.

04(@ManuelGonzalezVicente)_S.jpgEt des centres commerciaux conçus différemment ?

Peut-être. Mais l’architecture importe peu aux usagers des centres commerciaux. Ils ne comprennent que les formes. Quand j’ai travaillé pour Gropius dans les années 50, son agence était la meilleure. Au même niveau que Mies Van der Rohe. Il y avait des possibilités. Mais notre travail était anodin. Ce n’était pas les travailleurs, c’était l’esprit. Tout était banal, il n’y avait pas d'inspiration. Gropius n’avait pas de vision. Ceci m'a fait douter. Je me suis demandé si Gropius avait toujours été ainsi et j’en ai conclu qu’il n’a jamais eu d’autres projets que son propre égo.

Pensez-vous qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’architectes intéressés par autre chose que leur propre égo ?

Il y en a plus que jamais. Rem Koolhaas a un grand égo mais Rafael Moneo s'intéresse à quelque chose d’autre comme Venturi et comme beaucoup de jeunes architectes. L’Espagne est un des pays qui prépare le mieux ses architectes à avoir une oeuvre faisant sens et ayant une responsabilité morale.

Comment se sent un architecte quand ce qu'il considère être son oeuvre maîtresse n’est pas valorisée par la majorité des gens ?

Si tout le monde l'aimait, quelque chose n'irait pas bien. Si vous êtes un personnage public vous devez admettre la critique. Une question se pose avec chaque projet : croyez-vous en lui suffisamment pour lutter et supporter tout ce qu’il faudra supporter à travers lui ? Je ne souhaite pas plaire à tout le monde. Je demande seulement qu'on sache voir ce qu'il y a à Saint-Jacques. Je crois que d'aucuns peuvent aller là-bas et sentir la passion dans cette oeuvre. Je crois qu'il faut juger avec justice et non à travers l'actuelle crise économique. On ne peut pas critiquer le fait qu'elle soit trop grande ou qu'elle ait couté trop cher. La critique doit être autre. La Galice avait besoin de quelque chose à cette échelle.

Le temps permet-il de mieux comprendre vos réalisations ?

Le Mémorial pour l'Holocauste à Berlin a rencontré une forte opposition. Ces deux projets, en Galice et à Berlin, sont aussi bien de l'architecture que du paysage. Ils récréent un lieu, un lieu hors du temps qui permet à n'importe qui de se sentir en dehors du temps. Cela fait des semaines que le public prise une partie de la place allant jusqu'à la couverture de l'édifice. Quelqu'un peut se demander quel type d'architecte pourrait faire une rampe d'accès qui ne mène nulle part... Ce n'est pas une rampe, mais le sol qui se soulève.

Pourquoi faire ?

Pourquoi ? Les gens n'aiment-ils pas s'élever ? Dîtes-le moi. Je ne sais pas. Mais tous vont là, ils font des photos. Ce n'est pas l'édifice, c'est le sol qui finit par être une partie de l'édifice. C'est un lieu qui dégage une force et ce sont les gens qui expriment cette force. C'est un site très populaire. Que ressentent les visiteurs à cet endroit ? Je ne le sais pas. L'incertitude ? Le déséquilibre ?

Vous vous êtes demandé si l'incertitude est toujours significative en architecture. C'était au moment où vous arrêtiez de construire des logements et où vous commenciez à vous psychanalyser. Vous l'avez fait durant vingt ans.

Le critique Manfredo Tafuri m'a accusé de vouloir voler comme Icare et d'aller trop près du soleil. Après vingt ans de psychanalyse, j'ai appris ce que je savais déjà, que je voulais justement m'approcher trop près du soleil. Mais jamais personne n'a été capable de m'expliquer la manière de chercher, sur terre, le soleil.

Qu'avez vous appris par la psychanalyse ?

Dois-je m'allonger ? Ce que j'ai fait à travers la psychanalyse a été d'en finir avec mon couple (un couple que je n'avais pas cru possible de briser), d'en finir avec ma vie académique et de me pousser à la pratique architecturale. Mon idée concernant la manière de faire de l'architecture a changé. J'ai vécu entouré de psychiatres. Mon arrière beau-père a été le psychanalyste de Jackson Pollock, la famille de ma première femme s'est entièrement psychanalysée et moi même, pendant longtemps, j'ai eu deux psychanalystes, un à Los Angeles, l'autre à New-York.

Comme dans les films.

Je me sentais être sur une barque, au milieu d'un fleuve, en plein brouillard. J'entendais des appels d'un côté et de l'autre, l'annonce d'une rive. Au final toute ma famille est passée par l'analyse : ma femme, mes enfants, y compris ceux de mon premier mariage...

Et ?

La psychanalyse ne vous rend pas meilleur, elle vous fait comprendre pourquoi vous êtes tel que vous êtes. Elle ne vous soigne pas. Qui plus est, certains disent que les plus fous sont les analystes eux-mêmes, presque tous lunatiques. Mais ils vous donnent la liberté et m'ont fait accepter qui je suis.

05(@ManuelGonzalezVicente).jpgEt qui êtes-vous ?

Une personne qui ne doit pas mentir.

Le faisiez-vous ?

Je n'étais pas en paix. En disant ce que je pensais, j'ai pu faire la paix avec mon passé. Je l'ai fait avec mes origines juives grâce au projet du Mémorial pour l'Holocauste. J'ai grandi dans une famille laïque. Nous faisions même un sapin de Noël. Je n'ai connu mes origines juives qu'à l'âge de 11 ans et un enfant m'a dit qu'il ne pouvait pas jouer avec moi parce que j'étais juif. Depuis, j'ai refusé de l'être et me suis enfermé. La psychanalyse m'a permis de dire qui je suis, à savoir d'ascendance juive, non pratiquant... J'ai appris ce qui paraît la chose la plus difficile au monde. Dire quelles sont les choses qui brûlent en soi. En d'autres termes, la psychanalyse vous oblige à dire ce que vous ne voulez pas dire et, normalement, il s'agit du plus important.

Cela s'applique aussi à l'architecture ?

Lors de la conférence 'del Circulo' de Bellas Artes j'ai essayé de dire ce qui brûle en moi. Qu'est ce que l'idéologie aujourd'hui ? Je veux savoir ce qu'est l'architecture aujourd'hui. Je ne connais pas la réponse. N'allez pas intituler l'interview comme ça.

Ce serait un bon titre : 'L'auteur de la Cité de la Musique déclare qu'il ne sait pas ce qu'est l'architecture'.

Tel que je suis ou comme j'ai été fait, j'ai besoin de comprendre tout ceci.

Vous sentez-vous libre ?

Je pense que personne ne sait aujourd'hui ce qu'est l'architecture. Je sais qu'il ne s'agit pas de l'esthétisation de l'idéologie (comme l'essayèrent les nazis) mais, si l'architecture est politique, quelle est la place de la composante esthétique ?

06(@RolandHalbe)_S.jpgVotre travail prend en compte l'esthétique ?

La cité est belle. Mais l'esthétique est accidentelle, inespérée. Elle n'est pas un objectif. Combien de projets importants peut-on faire en une vie ? Combien de projets nécessaires ? Saint-Jacques, une fois terminé, sera l'une des oeuvres les plus importantes de ma vie. J'ai réalisé trente édifices qui ne peuvent en aucune façon être tous importants.

Quand avez-vous su que Saint-Jacques ou Berlin seraient des oeuvres importantes ?

A Berlin, le Mémorial de l'Holocauste est fondamental. Si vous affrontez quelque chose d'aussi épineux, le monument sera important très longtemps. Nous l'avons bien fait. L'histoire nous dira si Saint-Jacques est important. D'abord, il faut achever le projet. Il manque encore les rues afin de convertir l'ensemble en territoire. Il manque le musée, un édifice saisissant qui sera inauguré en septembre. Il y a aussi l'auditorium qui aura un impact fort. Quand il sera terminé, l'histoire pourra juger.

Vous aimez Manuel Fraga ?

Oui, il se réjouit du projet. Je l'ai vu lors de l'inauguration et l'ai embrassé. Nous avons sympathisé. Je crois qu'il est important pour l'histoire de l'Espagne.

Savez-vous ce qu'il représente dans l'histoire de l'Espagne ?

Il a été un brillant professeur dans les années 70. Il a essayé de démocratiser le régime. L’Opus le mit au gouvernement puis, étant volatil, il s'est converti en ambassadeur au Royaume-Uni. Il est un ami de Fidel Castro, chose qui dérange beaucoup au PP. Il a créé les paradores, a participé à la fondation de El Pais. Je crois qu'il sera jugé comme une figure plus importante encore que Suarez. Il a du moins été pour moi une figure clef. Et maintenant il se réjouit de la Cité de la Culture.

C'est son monument ?

Il le voit ainsi et souhaite son achèvement. Mais vous devriez plutôt lui demander à lui. Il a été puissant et continue d'être un homme fort. Il est l'un des clients les plus importants que j'ai jamais eu. Il comprend le monde.
[...]

07(@ManuelGonzalezVicente).jpg Après ces années passées à la conception de la Cité, qu'est ce qui a changé dans votre agence ?

Je suis plus rapide. Il y a dix ans, si une pierre me manquait, la terre se serait écroulée. Aujourd'hui, j'en trouve une autre pour la remplacer. Je crois que les différences de couleur peuvent améliorer un édifice. Ce qui en résulte est impossible à concevoir. D'aucuns apprennent dans les accidents.
[...]

En tant que New-yorkais, qu'auriez vous fait pour le mémorial du 11 septembre ? Le site étant vide depuis une décennie.

J'ai participé au concours et je ne voudrais pas être injuste. Le mémorial de Berlin est bien mieux : 10 hectares pour 50 millions d'euros. Le projet de New York est estimé à 500 millions. C'est une quantité d'argent obscène. Il est évident qu'on pourrait faire un mémorial avec un seul dixième de cette somme.

En sacrifiant la valeur commerciale de la zone ?

Je dois décider entre commerce et mémoire. A Berlin, tout était clair.

Vous croyez que la Cité est une fin ?

Dans l'absolu, la société aura toujours besoin de projets ambitieux. Surtout les sociétés en croissance. Nous avons besoin de symboles. L'échelle d'une icône est fondamentale. Il y aura plus encore de projets similaires. Je le crois et l'espère pour la prochaine génération. Au contraire des questions relatives au 'où sommes nous ?' 'A la fin de tout ?' 'Le monde s'arrête-t-il après nous ?' Mes étudiants sont mieux préparés que jamais et n’auront pas moins d'opportunités que n'importe quelle autre génération. Leurs propositions seront nécessairement meilleures, du moins inespérées.

08(@ManuelGonzalezVicente)_S.jpgAucun de vos enfants n'est architecte.

Dieu merci, non. L’un fait du cinéma, l'autre est avocat. Les plus jeunes étudient.

Vous n'avez pas non plus d'architectes dans votre famille. Pourquoi avoir voulu l'être ?

Par hasard. J'ai grandi dans une famille de classe moyenne supérieure. Mes parents étaient universitaires. Ma mère venait d'une riche famille juive allemande qui est arrivée aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle.

Que faisait-elle ?

Rien. Rien de rien. Elle jouait aux cartes toute la journée. Elle a été éduquée pour ne rien faire. C'est une domestique noire qui m'a éduqué. Mon éducation sentimentale vient de cette femme. Je l'ai beaucoup aimée. Dans ce contexte, je suis allé à l'université parce que c'était ce que devait faire quelqu'un dans ma position. Je n'ai fait aucun choix jusque très tard dans la vie. Par exemple, je suis allé à Cornell parce que je n'ai pas réussi à entrer à Harvard. Psychologiquement et socialement non plus je n'étais pas préparé pour aller à Harvard. Mais il m'était égal d'aller d'un côté ou de l'autre. Je ne savais rien et rien ne me préoccupait. C'est mon père qui a choisi mon programme d'études : chimie (parce qu'il était chimiste) et allemand. Si un conseiller académique n'avait pas vu comment j'avais fait une maquette, je ne serais pas aujourd'hui architecte. J'avais alors décidé de faire des maquettes.

Et votre père comprit ce choix ?

C'était la semaine sainte et presque personne ne parlait. Je ne devais rien dire et ne savais pas comment annoncer la chose. Mais cette fois, je le fis et ils m'écoutèrent. Mon père nous a conduits dans un salon que nous n'utilisions jamais et ce que je disais alors acquérait un ton cérémonieux. J'annonçais vouloir devenir architecte. Mon père m'a demandé s'il s'agissait d'une plaisanterie. J'ai répondu que non. Il m'a donné une année pour essayer en me disant que si cela ne fonctionnait pas je devrais trouver du travail. Il ne s'en est jamais repenti.

Et quand avez-vous décidé d'être un architecte complexe ?

Quand j'ai travaillé pour Gropius, je suis sorti avec une femme qui était de sept ans plus âgée que moi. C'était une femme puissante, riche et très éduquée, fille du président d'une compagnie nord-américaine d'acier. Nous avions une relation intense. Je lui ai dit vouloir aller étudier en Angleterre. Elle me demandait pourquoi et je lui répondais que j'avais besoin d'être un grand architecte. Depuis ce que j'avais vu à l'agence de Gropius, j'en avais besoin et je n'étais donc pas encore disposé à me marier. Deux mois après, je suis parti. Elle s'est suicidée. Ceci ne m'a pas laissé le choix. Je ne sais pas si je serai un grand architecte. J'ai seulement su que je me devais d'essayer d'être un grand architecte.

Pourquoi avoir essayé d'être grand à travers la complexité ?

Je ne vois pas d'autre manière. Mais je ne prétends pas être un grand architecte. Je n'ai pas le Pritzker.

09(@NoelFeans)_B.jpgCela vous préoccupe ?

Je n'appartiens pas à ce club. J'appartiens à d'autres. Comme Joyce ou Borges qui n'ont jamais eu le Nobel. Quand ils l'ont donné à Koolhaas, je me suis dit qu'ils auraient dû me le donner avant. Et Zaha Hadid. Il y a vingt ans, oui cela me préoccupait. Aujourd'hui, non. J'aime la vie. S'ils m'offrent un jour le Pritzker et que je dois renoncer à être qui je suis, je ne l'accepterais pas.

Il y a vingt ans, le prix vous aurait-il changé la vie ?

Sans doute. J'aurais pu être une personne et un architecte bien pire. J'aime être inquiet, curieux, éveillé, j'aime profiter de l'enseignement, de mes relations avec la jeunesse. Je suis au sommet de mon jeu : je pense être rapide, complexe mais clair. Je suis capable de dire ce dont j'ai besoin de dire et de penser ce dont j'ai besoin de penser. Je me sens libre quand nombre de mes collègue perdent leur liberté.

Puisque vous comparez architecture et musique, pourquoi aimez-vous tant Wagner et n'appréciez vous pas Schönberg ?

J'aime les oeuvres d'art totales. La grande musique, les grands livres. Je crois en la grandeur, en de grands projets qui peuvent réinventer les choses. L'Egypte a été un grand projet, la Russie, la Chine aussi. Je ne suis pas sûr que les Etats-Unis suivent le mouvement. L’Espagne non plus.

A 78 ans, croyez-vous que les théories d'autres domaines comme la littérature peuvent s'appliquer à l'architecture ?

Non. J'ai longtemps cru cela possible mais je n'ai pas pu le faire Je pense que l'architecture doit trouver sa théorie et son propre discours.

Propos recueillis par Anatxu Zabalbeascoa | El Pais
10-04-2011
Adapté par : Jean-Philippe Hugron

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